Troublantes retrouvailles [Terminé]

Le fidèle valet Marteinn s'était rendu directement à la dernière adresse connue de l'ami de son maître pour lui remettre la fameuse missive. Quand il arriva à l'appartement du vicomte Bulkeley, il frappa avec le heurtoir de la porte, sans obtenir de réponse. Il insista. Toujours rien. Se déplacer pour rien, voilà bien une chose que Marteinn ne supportait absolument pas.

« Vous cherchez Sir Bulkeley, je suppose ? », lui lança une servante qui traversait le couloir de l'immeuble. « Il vient tout juste de déménager, vous n'avez pas de chance. »

« Ah... », répondit Marteinn d'un air renfrogné. « Merci du renseignement, mais c'est très ennuyeux. Je dois remettre une missive de toute urgence au vicomte Bulkeley de la part de mon maître... »

« Je crois l'avoir entendu dire à ma maîtresse qu'il allait habiter dans un lieu appelé le « Quartier Général »... Vous connaissez ? Vous savez, c'est cette grande bâtisse fortifiée dans laquelle se réunissent ceux qui prétendent combattre les forces du mal qui hantent notre ville la nuit ; et où se cachent ceux des habitants de Londres qui ont trop peur pour rester dans leurs maisons... Peut-être le trouverez-vous là-bas. En tout cas, il a quitté cet appartement-ci et donné son congé à la propriétaire, qui n'est autre que ma maîtresse... »

« Oui, je sais à peu près où se situe cette maison forte. Merci bien pour ces renseignements, ma jolie, », grommela Marteinn, « je vais essayer de voir si je peux trouver Sir Bulkeley là-bas. Bonsoir ! »

Et il quitta aussitôt l'immeuble en direction du QG humain. Là, il passa le rempart, traversa la cour et pénétra dans la demeure principale, où il demanda à un garde où se trouvaient les appartements du vicomte Bulkeley. On les lui indiqua au 2e étage et il monta quatre à quatre les marches du grand escalier. Lorsqu'enfin il gratta à la bonne porte, un homme d'un certain âge, au visage sévère et entièrement vêtu de noir, lui ouvrit.

« Sir Bulkeley ne reçoit pas de visites à l'improviste ! Passez votre chemin, qui que vous soyez, ou j'appelle la garde ! », dit l'homme d'un ton méprisant, se préparant à refermer la porte.

« Attendez ! », s'écria Marteinn en bloquant la porte, agacé par cet arrogant personnage. « J'ai une missive très urgente à remettre à Sir Bulkeley de la part de mon maître, le vicomte Fingal Mc Cruimein ! »


« Sir Mc Cruimein ?! Diantre, le voilà de retour à Londres ? Je le croyais en Orient, se livrant à je ne sais quelles turpitudes chez les Barbaresques... Sir Bulkeley est absent pour le moment. Confiez-la moi, je la lui remettrai à son retour.  »

« Hors de question ! S'il n'est pas là, j'attendrai ! Je dois la lui remettre en mains propres et attendre sa réponse ! »

« Il était à parier que les ennuis recommenceraient le jour où votre maître réapparaîtrait ! Je ne peux vous laisser entrer, j'ai reçu des ordres très stricts. Descendez donc au rez-de-chaussée, je vous y enverrai chercher dès que Sir Bulkeley reviendra et sera disposé à vous recevoir. Mais autant vous prévenir, cela peut prendre beaucoup de temps. Mon maître est imprévisible et ne rentre souvent qu'au petit matin. Et encore, rarement seul... »

« Pas de problème, j'attendrai ! », lança Marteinn avec un air de défi. « J'ai tout mon temps. » * Vieux bouc ! *, pensa-t-il.

Déjà l'homme refermait la porte, en levant les yeux au ciel, et tournait la clef dans la serrure.

*Quel imbécile ! *, pensa Marteinn en regagnant le rez-de-chaussée. * Ces fichus domestiques de grands aristos se croient toujours supérieurs aux autres ! Je lui aurais bien flanqué mon poing dans la figure si je n'avais pas été en mission !*

Il prit place sur un canapé, et attendit patiemment en sifflotant un vieil air écossais pour passer le temps.

Marteinn commençait à s'impatienter, lorsque le valet de Sir Bulkeley vint enfin le chercher. Ils remontèrent vers l'étage des appartements, Marteinn ne décrochant pas un mot, et l'autre valet le regardant avec mépris. Ils entrèrent dans la chambre du vicomte, qui attendait près de la cheminée.

Marteinn salua lord Bulkeley, qu'il connaissait bien puisqu'il l'avait souvent accompagné lors des rendez-vous nocturnes avec son maître. D'ailleurs le jeune aristocrate se montra fort aimable à son égard et sembla heureux de le revoir, lui demandant des nouvelles de sa famille. Le serviteur de Fingal tira sans tarder de la poche intérieure de sa veste la missive dont il était porteur, et la remit à son destinataire.

"Mon maître souhaite que j'attende votre réponse, Mylord, et que je vous escorte si vous acceptez son invitation..."

Tandis que le jeune homme prenait connaissance du document, Marteinn lançait un regard de défi au valet qui l'avait si mal reçu à son arrivée.

* Avant longtemps,* pensa-t-il, * ton sang divertira mon maître, et peut-être même le tien. Sinon, c'est moi qui me chargerai de te faire regretter ton arrogance, laquais de malheur ! *

Adrian lut et relut le document. Ses mains tremblaient imperceptiblement, comme s'il se dégageait de la missive un étrange pouvoir. Il en analysait chaque mot.

* Bien à vous... Pourquoi cette formule d'une telle froideur ? D'une telle neutralité pédante ? Je me serais attendu à plus de familiarité, il sait qu'il peut se le permettre... Son séjour auprès du Sultan l'aurait-il à ce point transformé ? Ne vais-je pas être déçu ?*

Les pensées s'agitaient dans sa tête, il hésitait sans hésiter, sachant très bien qu'il ne pourrait résister à une invitation de Mc Cruimein. Il ne savait encore à quel divertissement il le conviait, mais il ne doutait pas que ce serait comme toujours inhabituel ; et rien ne l'ennuyait plus que l'habitude.

*Nous verrons bien... Après tout Fingal, s'il m'a déjà effrayé, ne m'a jamais déçu. Je dois y aller ! *

Il se reprit, et jeta la lettre dans les flammes de la cheminée, avant de se retourner vers le valet de son ami.

"Fort bien, Marteinn, juste le temps de me préparer, et je te suis."

Bulkeley souleva la tenture qui dissimulait la petite porte et passa dans son cabinet de toilette, suivi de son valet qui l'aida à se déshabiller. Il choisit les vêtements qu'il désirait porter et se laissa rhabiller en plongeant son regard dans le miroir. Des scènes du passé défilaient devant ses yeux, de rire et de débauche, des filles de joie égorgées, de souffrance consentie, de plaisir mêlé de frayeur... Quand le valet eut fini de l'habiller, il examina sa tenue, y apporta quelques retouches, puis déposé dans son cou quelques gouttes d'un parfum qu'il faisait venir à grands frais de Venise ; le parfum des plus expertes courtisanes de cette capitale des plaisirs, emprunt de mystère et de sensualité.

"Je me permets d'insiter, Mylord, " , murmura timidement le domestique. "Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de vous rendre auprès de ce personnage... Permettez au moins que je vous accompagne."

"Inutile de poursuivre ! Je suis résolu à y aller, et tu ne sais pas de quoi tu parles, pauvre sot... Je n'ignore rien des dangers que cela représente : mais justement, j'aime le danger, qui me divertit de l'ennui. Ne t'avise pas de nous suivre, tu restes ici. Prie ton Dieu, si cela te chante, mais laisse-moi à mes plaisirs !"

"Prenez au moins ceci !", insista le valet en lui tendant une petite croix d'argent.

"Tu crois que cette babiole aurait quelque pouvoir si Sir Mc Cruimein avait de mauvaises intentions à mon égard ?", s'écria Adrian en riant. "Je la prends, si cela peut m'éviter d'entendre tes commentaires. Occupe-toi plutôt en mon absence du livre que j'ai commandé, il me le faut au plus vite ! Et maintenant, allons-y, Sir Mc Cruimein n'aime pas attendre..."

Il mit la croix dans la poche intérieure de sa veste et ils ressortirent du cabinet. Bulkeley prit sa canne et son épée, enfila un manteau-cape noir et se dirigea vers Marteinn.

"Nous pouvons y aller, Marteinn. Conduis-moi à ton maître !"