Arrivée du vicomte Bulkeley [terminé]

Sir Adrian Bulkeley avait donc décidé d'emménager dans ce fameux " Quartier Général de la Forteresse " où on lui proposait de venir loger en tant que nouveau général. Comme tout gentleman digne de ce nom, il avait fait livrer ses malles et son mobilier avant de venir s'installer, laissant à son valet le soin de préparer son arrivée. Hors de question pour le vicomte de camper dans un logement en désordre. Quand il fut assuré que tout était prêt, il prit un fiacre pour se rendre à sa nouvelle résidence.

Il fut quelque peu surpris par l'aspect des lieux, qui ressemblaient plus à un camp retranché qu'à ce qu'il s'était imaginé. Etonnant d'ailleurs, lui qui connaissait le tout Londres, qu'il n'ait jamais entendu parler de cet endroit auparavant. A l'entrée de la cour se trouvait un poste de garde où le fiacre fut obligé de s'arrêter. Voilà qui acheva de mettre lord Bulkeley de mauvaise humeur.

- Que se passe-t-il ?! , cria-t-il en passant la tête par la portière. En voilà des façons d'accueillir un Général ! Quel drôle d'endroit ! Savez-vous qui je suis ? Lord Adrian Bulkeley !!!

- Désolé, Mylord, mais ce sont les ordres, répondit l'un des gardes. Lord Bulkeley, dites-vous ? En effet, vous êtes attendu. Vous pourrez entrer aussitôt que vous m'aurez montré votre laisser-passer.

Il avait oublié ce détail du laisser-passer. Quelques jours plus tôt, il avait en effet reçu un message lui confirmant sa nomination et contenant ce qui ressemblait à un sceau qui, disait le message, lui servirait de sauf-conduit. Où diable l'avait-il mis ? Ah oui, dans la poche intérieure de sa veste ! Il le sortit et le présenta au garde avec agacement.

- Cela vous va-t-il ?

- C'est parfait, Mylord, nous allons ouvrir les grilles.

Elles s'ouvrirent en effet et le fiacre put se remettre en route jusque devant la grande bâtisse. Bulkeley, en bon enfant gâté, était passablement énervé par l'incident du contrôle ; ça ne s'arrangea pas lorsque personne ne se présenta pour lui ouvrir la portière une fois que le fiacre fut arrêté. Furieux, il l'ouvrit lui-même et descendit.

* Mais je rêve ! Je nage en plein cauchemar ! Je finis par me demander si j'ai bien fait de venir m'installer ici... Ces gens ont des manières... My God ! Et cette demeure ! Elle a dû avoir du cachet en son temps, mais elle aurait bien besoin d'un bon rafraîchissement ! Et qu'on rase cet abominable donjon d'un autre âge ! Enfin, nous verrons bien, je serai toujours à même de regagner ma résidence si je ne me plais pas ici... *

Il remonta le col de son manteau, réajusta son chapeau et franchit rapidement les quelques pas qui le séparaient du perron d'entrée. Il marqua un temps d'hésitation en posant le pied sur la première marche...

Adrian Bulkeley, en entendant la voix suave de la jeune femme, porta le regard sur elle et retrouva bien vite le sourire. Enfin une heureuse surprise que cette charmante personne rencontrée sur le perron. Elle était vêtue d'une robe élégante qui mettait formidablement ses charmes en valeur. Le décolleté audacieux et la chevelure dénouée indiquaient soit une excentrique, soit une femme légère ; qu'importait, les deux lui convenaient.

- C'est moi qui vous prie de bien vouloir m'excuser, miss, de me trouver ainsi en travers de votre chemin, dit-il en s'inclinant devant elle. Les manières et la négligence de ce gens m'ont grandement contrarié ; et fort heureusement, vous apparaissez pour rendre enfin ce lieu aimable.

Il lui adressa un sourire tout en la considérant de la tête aux pieds. Adrian était ainsi, passant de la colère tenant du caprice de gentleman à l'humeur caressante dès qu'une charmante créature croisait sa route. Il ne savait résister, et chacune était un défi qu'il ne pouvait que chercher à relever.

- Mais j'en oublie les règles élémentaires de politesse, ajouta-t-il. Sir Adrian Bulkeley, tout nouveau général. Dites-moi, je vous en conjure, que vous vivez ici et que j'aurai le plaisir de vous y voir souvent. Ainsi cette "forteresse" me ferait meilleure impression.

On déchargeait durant ce temps ses dernières malles, des serviteurs s'étant enfin décidé à venir à la rencontre du fiacre. Elles contenaient sa précieuse collection de livres et de manuscrits, ainsi que quelques vêtements.

- Vous vous prépariez à sortir, sans doute. Je ne voudrais pas vous mettre en retard. Si vous le souhaitez, je puis mettre ce fiacre à votre disposition, délicieuse inconnue...

Lord Bulkeley, en présence de cette charmante inconnue, voyait sa colère s'évanouir. Charmant prénom également que celui d'Amanda, en fin de compte l'endroit ne serait peut-être pas si sinistre que cela. Il devait obtenir, une promesse, un rendez-vous.

- Où que vous logiez, ma chère, dit-il en s'inclinant aimablement, j'ai l'espoir que nous aurons l'occasion de nous revoir. Je ne voudrais point vous paraître cavalier, et pourtant il me plairait fort que vous me promettiez de me faire l'honneur, un soir qu'il vous plaira, de venir dîner en mes appartements...

On pouvait reprocher beaucoup de choses à Bulkeley dans bien des domaines, mais pas son intérêt pour toute femme, quelle que soit sa condition. Il préférait même les courtisanes ayant de l'esprit aux ennuyeuses aristocrates imbues de leur rang, de leurs richesses et autres futilités.

- Je suis ravi, ma chère, de pouvoir mettre ma voiture à votre disposition. Du reste, vous pourrez en disposer chaque fois qu'il vous plaira : votre beauté, milady, interdit que l'on vous laisse aller à pied par les rues de Londres.

Il fit signe à un valet et lui glissa quelques mots à l'oreille. Comme à chaque fois que le hasard plaçait sur son chemin une ravissante personne, la galanterie prenait le pas sur les obligations. Il ne pouvait la laisser partir ainsi. Il lui fallait trouver un moyen de prolonger cette conversation, ou obtenir la permission de l'accompagner... Le reste pouvait attendre. On avait beau l'avoir nommé général, cela ne ferait pas de lui un prisonnier de ses devoirs. En cela le sang des Bulkeley coulait bien dans ses veines ; non pas celui trop sérieux, presque bourgeois, de son père, mais bien plutôt celui de ces fantasques ancêtres dont les aventures extravagantes avaient bercé sa jeunesse. Il posa un genou à terre et prit la main de la belle inconnue.

- Je suis au désespoir à l'idée que nous devions déjà nous quitter, miss Berkins, dit-il avec un sourire ardent. Etes-vous véritablement si pressée ? Un autre a-t-il le privilège de vous faire obligation de vous hâter ? Pour ma part, j'ai pour une si délicieuse personne que vous tout mon temps ; aucune obligation ne saurait me détourner du plaisir de goûter encore votre compagnie... N'auriez-vous point le temps de prendre un verre en la compagnie d'un gentilhomme ? Un seul, je vous le promets... Et si vraiment vous devez vous éclipser, souffrez que je vous accompagne... Dites oui, je vous en supplie.

Amanda l'avait laissé parler et se pavaner comme un jeune paon, mais elle n'avait nullement l'intention de demeurer plus longtemps avec lui. Elle voulait bien profiter de l'aubaine de se rendre en ville avec la voiture si aimablement proposée, mais pas s'attarder ici alors que ses activités nocturnes l'attendaient. Elle eut envie de se moquer de lui lorsqu'il posa un genou à terre devant elle en sollicitant de prolonger leur entretien ; encore un aristocrate libertin pour lequel toute femme était une proie potentielle, un jeu auquel il croyait gagner à tous les coups par son rang !

- C'est très aimable à vous, Sir, répondit-elle avec un sourire quelque peu espiègle et lui retirant sa main. Je suis en effet pressée, vous me voyez désolée de devoir décliner votre proposition de prendre un verre ensemble. Une autre fois peut-être... Quant à m'accompagner, soyez raisonnable, Sir, ce ne serait guère convenable, et nous venons tout juste de nous rencontrer... Savoir différer rend les rencontres plus savoureuses encore, n'est-ce pas ? Relevez-vous, je vous en prie, vous me mettez dans une situation embarrassante. Et ne m'en veuillez pas, mais je dois à présent vous laisser ; le devoir m'appelle... Votre voiture sera de retour sous peu, merci encore !

Avant qu'il n'ait le temps de protester ou de chercher à argumenter, elle le salua et se dirigea vers le fiacre dont un valet tenait la portière ouverte. Elle se glissa dans le véhicule, qui s'élança aussitôt et quitta la cour de la Forteresse. Assez satisfaite de son effet, elle rit tandis que la voiture passait le poste de contrôle et disparaissait dans la nuit.

Lord Bulkeley fut stupéfait par la rapidité de la jeune femme à l'éconduire. A peine se relevait-il qu'elle s'était déjà engouffrée dans le fiacre et que celui-ci disparaissait au-delà des portes de la Forteresse. Voilà bien longtemps qu'une femme ne l'avait pas traité de la sorte, et, la surprise passée, il retrouva sa méchante humeur. Décidément, les choses commençaient bien mal dans ce lieu où l'on avait assurément de bien mauvaises manières.

* Hum, une vulgaire catin sans envergure, une fille de rien ! , pensa-t-il rageusement, devenant méprisant à chaque fois qu'on n'entrait pas dans son jeu. Tu ne perds rien pour attendre, Amanda, foi de Bulkeley ! Tu serviras de hors d'oeuvre aux palefreniers et aux gardes, à moins que je ne trouve quelques pouilleux qui sauront rabattre ta fierté !*

La menace n'avait rien d'une parole en l'air : un jour, la fille d'un fermier des Bulkeley ayant eu l'audace de se refuser à lui, il l'avait livrée sans aucune pitié à un maquereau londonien qui la vendit dans un bordel de Southampton, où elle dut subir durant des mois les assauts de marins avinés... Et les exemples de telles cruautés de sa part ne manquaient pas... Il passa ses nerfs, comme à l'accoutumée, sur les malheureux domestiques qui avaient le malheur de se trouver dans les parages pour s'occuper de ses malles.

- Attention, bande d'incapables ! , vociféra-t-il en menaçant de sa canne. Ce qui se trouve dans ces malles est fragile et précieux, infiniment plus précieux que vos pitoyables vies ! Si quoi que ce soit est endommagé, je vous prie de croire que je n'hésiterais pas un instant à vous corriger de la plus sévère façon ! Quel endroit de malheur ! Si tous ici sont aussi empotés que vous, voilà qui promet !!!

Il fit présenter ses lettres au portier, puis entra sans plus tarder dans le hall et gagna ses nouveaux appartements où son valet de chambre ferait sans doute à son tour les frais de toutes ces contrariétés. Il était si vexé qu'il ne prêta même pas attention à l'apparence de l'intérieur du bâtiment, lui qui habituellement inspectait tout scrupuleusement avant de s'installer quelque part. Adrian avait les qualités et les défauts de sa caste, pouvant se montrer tout aussi charmant que capricieux. Et s'il aimait s'encanailler, il n'en réagissait pas moins avec une extrême arrogance quand une personne dont le rang n'égalait pas le sien se permettait de le remettre en place ou de lui refuser ce qu'il exigeait. Ainsi, bien que bohême, notre vicomte restait un aristocrate anglais vivant un peu en dehors des réalités de son temps : les mentalités changeaient, de grands bouleversements s'annonçaient dans les rapports sociaux, et pourtant lui et les siens continuaient à se comporter comme ils l'avaient toujours fait depuis des siècles...