Invitation au spectacle (PV Dracula et ses proches)

Rodan entra lorsqu'il y fut invité, s'inclinant respectueusement en présentant son sauf-conduit. Il savait que le Comte Dracula était un personnage aussi imprévisible que son propre maître, aussi faisait-il profil bas histoire de ne pas le froisser ; pourtant, il lui prit une envie de rire en songeant à la dernière plaisanterie qui circulait à son sujet et qu'un vampire de ses amis lui avait racontée...

- Votre Excellence, dit-il en prenant soin de baisser les yeux, Monseigneur Ceolnoth Bradwardine me mande auprès de vous pour vous remettre ce message de haute importance. Je lui dois ramener votre réponse...

Il se tint droit, les mains dans le dos, en attendant que le Comte prenne connaissance du document qu'il venait de lui remettre. Une fois de plus, il faillit rire en entendant le vampire traiter l'archevêque de " vieux fou "... Ce n'était pas tout à fait faux, monseigneur Bradwardine frôlait souvent la démence. Mais ce que le comte Dracula ignorait sans doute, c'est que de son côté l'archevêque le surnommait avec moquerie " canines d'enfer ", ajoutant souvent : " Cette créature-là est affectée d'une haleine de fennec, une horreur ! "... Rodan baissait les yeux, et s'efforçait de penser à autre chose ; durant sa formation en tant qu'intermédiaire lors des transactions entre l'archevêché et les vampires, il avait appris à brouiller son esprit de façon à ce que les vampires ne puissent utiliser leur don de lecture dans les pensées : précaution fort utile, car cela pouvait être redoutable.

- Je le lui dirai, Votre Excellence, si tel est votre souhait, répondit-il sans manifester aucune espèce de crainte, concentré dans une attitude professionnelle telle que l'archevêque l'exigeait. Mais vous conviendrez qu'il serait fort imprudent que mon maître et vous-mêmes vous rencontriez ici. Il y a des yeux et des oreilles partout à Londres, la prudence est de rigueur, comme vous le savez... Quant à sortir vivant, en dehors de votre bon plaisir, je ne crains rien : je suis de longue date l'intermédiaire entre les vôtres et l'archevêché...

Il savait pertinemment que le Comte ne tenterait rien contre lui, les affaires qu'il entretenait avec l'archevêque étaient bien trop juteuses et flatteuses pour son orgueil et son goût du luxe pour qu'il prenne le risque de tout compromettre en s'attaquant à un vulgaire intermédiaire. Cependant, il savait aussi, par expérience, que les vampires de haut rang adoraient l'idée d'inspirer la crainte... Inutile de les détromper, si cela leur faisait plaisir. En tant que serviteur sans plus de scrupules que ceux qu'il servait, Rodan maîtrisait l'art de ne jamais déplaire aux puissants... Il attendait la réponse du Comte, en espérant ne pas devoir argumenter pour achever de le convaincre. Monseigneur Bradwardine avait ceci dit prévu cette éventualité, et les moyens de vaincre d'éventuelles réticences.

Rodan ne broncha pas lorsque le Comte vint tourner autour de lui, laissant paraître juste ce qu'il fallait de pseudo-effroi pour contenter le maître des vampires. Il n'était en réalité nullement impressionné : il avait été formé pour servir l'archevêque jusqu'à faire, si cela se révélait nécessaire, le sacrifice de sa vie. Un tel engagement, proche du fanatisme, éloigne tout sentiment de peur... Il ne chercha pas non plus à détromper plus avant le Comte sur la menace que pouvaient représenter les autres vampires. Inutile de lui révéler que la plupart d'entre eux, sous leur obéissance, n'en servaient pas moins leurs propres intérêts, ce qui rendait finalement la tâche assez simple à qui voulait obtenir d'eux quelques faveurs. Nombre de vampires entendaient profiter du pouvoir que les leurs exerçaient sur la ville et sa population pour s'assurer un train de vie confortable ; et beaucoup trempaient aussi dans des malversations dont leur maître lui-même n'était sans doute pas au courant...

- Fort bien, Votre Excellence, répondit-il calmement, d'une voix neutre. Monseigneur l'archevêque se réjouira de votre venue en compagnie de votre suite. Ainsi qu'il est convenu afin de garantir votre anonymat, vous serez présenté comme le prince Matyas Szilágyi, Hongrois en visite à Londres.

Sachant rester à la place qui était la sienne, c'est-à-dire celle de simple émissaire, Rodan s'en tenait au strict minimum dans ses propos. Et puisqu'il n'avait pas été explicitement congédié, il attendit que le Comte lui donne l'ordre de se retirer.

- Votre Excellence a-t-elle autre chose à transmettre à mon maître ? , ajouta-t-il finalement en constatant que le vampire ne disait rien de plus.

Rodan rattrapa le document que le Comte lui avait lancé, et devant cette soudaine remarque se laissa pour la première fois déstabiliser. Il comprenait mieux à présent le sens des paroles menaçantes qu'avait tenues le chef des vampires... L'archevêque était un incorrigible intrigant de la pire espèce, et il ne reculait devant aucune bassesse pour servir ses intérêts ; jusqu'à mettre en péril la vie de ceux qui travaillaient pour lui dans l'ombre. Le messager s'efforça de se ressaisir au plus vite et de retrouver l'expression impassible et neutre qui convenait à son état et à sa mission.

- Je ne manquerai pas, Votre Excellence, dit-il en s'inclinant et en rendant le document, de rappeler à Monseigneur l'Archevêque les termes du contrat en question. Il s'agit sans doute d'un léger contretemps, mais je peux assurer Votre Excellence qu'il y sera remédié...

Soulagé malgré tout de recevoir congé, il salua le Comte selon les usages en vigueur et ne se fit pas prier pour sortir sur le champ. Il avait d'abord eu l'intention de profiter de sa présence ici pour aller saluer quelques vampires de sa connaissance, mais devant la tournure des choses jugea préférable de rentrer aussitôt à l'archevêché... Il dévala les escaliers et se glissa dans le parc pour quitter la demeure du Comte Dracula par une petite porte de service.